Hergé et la folie ou Tintin et les médecins par Jean Hubinon

SOMMAIRE

Introduction ou genèse d'une monographie p. 2
Le Docteur Triboulet et ses confrères p. 2
Philémon Siclone, égyptologue p. 5
Deux autres savants distraits p. 6
Par delà la distraction, l'amnésie et la confusion p.7
L'asile d'aliénés du Rawhajpoutalah p. 8
Bons et mauvais psychiatres p. 8
Didi ou le fou de Shanghaï p. 9
Le secret de Hergé et le Lotus bleu p. 11
Philippulus le prophète p. 12
La folie selon Hergé p.12
Le Docteur Müller, psychiatre et gangster p. 14
Quand Hergé use et abuse du chloroforme p.15
Le Docteur Krollspell, psychiatre corrompu p. 16
L'évolution psychiatrique vue par Hergé p. 17
Les défis à l'esprit cartésien p. 18
Ouverture sur le monde alcoolique p. 20
L'ivresse d'un héros vertueux p. 20
Alcool et naissance d'une amitié p. 21
Le shérif à la barbe blanche p. 22
Alcoologie ou les excès éthyliques de Milou p.
L'épilogue alcoolisé des Picaros p. 23
Survol de la monographie p. 25
Bibliographie p. 26


INTRODUCTION ou GENESE D'UNE MONOGRAPHIE

Si les jeunes lecteurs de Tintin continuent de vi-brer sans se poser trop de questions au rythme des aventures de leur héros, les moins jeunes, plus proches certes de septante-sept ans que de sept, y découvrent d'inattendus su-jets de réflexion, nourris, depuis une dé-cennie sur-tout, par les nombreux ouvrages consa-crés à Hergé par d'éminents exégètes et de l'homme et de l'oeuvre.
Devant certaines analyses prétentieuses de son oeuvre, Hergé sou-riait vo-lontiers, disant qu'il ne fallait pas cher-cher midi à quatorze heures. Cependant, dialoguant avec Numa Sadoul (1) sur l'éventuelle signification inconsciente de son oeuvre, il confiait ce qui suit :
Une histoire, quoi qu'on fasse, est toujours porteuse d'un "message". Que j'en aie été conscient ou non, je me suis exprimé dans ce que j'ai écrit et des-siné ; sans le vouloir et sans le savoir, j'y ai mis ce que je pen-sais, ce que je sen-tais, ce que j'étais.
L'attention d'un psychiatre est évidemment atti-rée par la douzaine de médecins, les quelques psychiatres, les quelques fous aussi, qui traversent l'oeuvre de Hergé. Il n'est pas ici question d'en-trer dans des tentatives d'explications, per-tinentes peut-être, mais accessibles aux seuls piliers d'analy-tiques chapelles, Il s'agit seulement de découvrir, avec Tintin et au travers d'une lecture attentive de Hergé comment celui-ci voyait les psychiatres et la folie.
Cette monographie fait resurgir des personnages connus de l'oeuvre mais aussi bien des seconds rôles. Il im-porte, pour en suivre aisément le cheminement, d'avoir une connaissance suffisante des situations et des acteurs de la saga tintinienne. Ceux qui ont gardé Tintin pour compagnon, trouve-ront de quoi raviver leurs souve-nirs. Puisse ce petit ou-vrage donner aux autres la tentation de relire Hergé avec une attention nouvelle.


LE DOCTEUR TRIBOULET ET SES CONFRERES

Fugitifs ou rémanents, les médecins sont une douzaine dans l'oeuvre de Hergé. Pour Pierre Ajame (2), ils ont la puissance et l'indulgence du père idéal. Même dans l'erreur, ils sont sécurisants. Par contre, Jean-Marie Apostolidès (3) considère qu'ils sont traités aussi cruellement que par Molière ou Proust. Qui est donc le plus proche de la vérité ?
Ne faisant qu'une brève apparition, la plupart des médecins hergéens ne retien-nent guère l'attention et ne seront que brièvement évoqués tandis que ceux qui partici-pent da-vantage à l'action fe-ront l'objet d'une atten-tion par-ticulière.
Sur le Thysville (Congo) qui navigue vers l'ancienne co-lonie belge, un médecin en uniforme d'officier de ma-rine n'hésite pas à pratiquer des actes vétérinaires en accordant ses soins à Milou qui a été mordu par le perroquet du bord et qui a failli se noyer. Grâce à cet épisode de l'aventure congolaise, tous les lecteurs de Tintin connaissent l'existence de la psittacose, maladie des oiseaux.
Dans la jungle indienne (Cigares), le Dr Finney partage en notable la vie de quelques coloniaux. Un certain Professeur Siclone de-venu fou lui est présenté et le médecin va rédiger pour ce curieux malade une lettre d'intro-duction pour le di-recteur de l'asile d'aliénés du Rawhajpoutalah.
Ces deux premiers disciples d'Hippocrate paraissent compétents, sans plus, disposés à prendre leurs responsabilités. Hergé va considérer le suivant avec bien davantage d'ironie.
Même resitué dans l'entre-deux-guerres, le Docteur Triboulet (*) (Oreille) est une figure singulièrement anachronique. Le digne praticien réside à l'ave-nue du Troubadour dont il constitue sans doute la principale attraction. Son patronyme est celui d'un bouffon de la cour de France passé à la postérité grâce au théâtre. Quant à son véhicule, fatigué d'avoir déjà of-fert tant de loyaux services, il n'attend plus qu'une ultime joie, sa participation à un rallye des ancêtres.
Heureusement les médecins qui suivent retrouvent et l'allure et la science de leur époque, toujours cependant sans retenir une particulière attention.

Tandis que la guerre civile menace au San Théodoros (Oreille), Tintin devient aide de camp du Général Alcazar. Effrayé par l'explosion d'un baril de dynamite, le dictateur développe la jaunisse. Son médecin en informe Tintin : "Le saisissement, vous comprenez."
Au cours de ses aventures britanniques (Ile noire), Tintin est admis deux fois en clinique. Blessé par balle par de mystérieux aviateurs, il est ultérieu-rement victime d'un début d'as-phyxie lors de l'incendie de la villa du Docteur Müller. Les deux médecins hospitaliers ne retiennent pas l'attention.
Le Sirius est à quai, prêt à appareiller (Trésor). Arrive une lettre du Docteur Daumerie, destinée au Capitaine. Malmené par trop d'alcool, le foie de Haddock est malade et, pour celui-ci, il ne devrait plus être question de boire. Impossible mission.
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(*) Bouffon de Louis XII et de François Ier, Triboulet inspira Hugo dans "Le roi s'amuse" et devint ultérieurement le "Rigoletto" de Verdi.


Dans les "7 boules ", le Docteur Simon, biologiste attaché au laboratoire de police scientifique révèle aux Dupondt le fruit de ses investigations sur les éclats de cristal trouvés auprès de ces savants découverts plongés dans un sommeil profond et inexpliqué. Il n'a en réalité rien à apprendre.
Mais les "7 boules" sont une nou-velle occasion pour Hergé de se moquer de la gent médicale. A son tour, le Professeur Bergamotte, distingué américaniste, est tombé en léthargie. Son médecin montre à un auditoire navré le relâchement musculaire du savant mais voilà que survient une crise convulsive et un geste brutal aussi involontaire que malencontreux envoie le praticien dans les bras de Morphée qui a pris les traits du Capitaine. Bergamotte rejoint en clinique les autres victimes. Sous les yeux de Tintin, les sept explorateurs, sortant de leur sommeil, en-trent dans de mystérieuses transes tandis que, totale-ment impuis-santes, des sommités médicales assistent aux crises.

Dans le port péruvien de Callao (Temple), le Pachacamac vient de mouiller. Comme on signale à son bord la pré-sence de malades contagieux, un médecin aborde le cargo et relève des cas de peste bubo-nique. Il travestit la vérité car il n'est point de malade sur le na-vire. Par contre, dans une ca-bine, repose Tournesol, enlevé en Eu-rope et emmené bien malgré lui en Amérique du Sud. Indien quichua tout comme les ravisseurs, le méde-cin a privilégié la protection de ses frères de race en méconnaissant ainsi la déontologie de sa profession.
Dans l'histoire de l'essence frelatée (Or noir), les calamiteux Dupondt ont contracté une maladie du système pileux en absorbant de faux comprimés d'aspirine. A l'hôpital de Wadesdah, un médecin désemparé ne peut que constater l'état des malheureux policiers. De remède, point.
L'aventure lunaire introduit le Docteur Rotule, ostéologue. Dans un centre spatial, on se serait plutôt attendu à trouver un physiologiste de pointe mais heureusement Rotule a plus d'une corde à son arc. Radiologue à ses heures, il pratique la pe-tite chirurgie pour soigner Tintin blessé par balle et quand il faut guérir un savant de-venu amnésique, il devient psychiatre, aidé par un confrère dissimulé der-rière des lunettes noires. Enfin, au terme de l'expédition, il as-sure, après celle des autres voyageurs de l'espace, la réanimation du Capitaine.
Dans les "Bijoux", Haddock est frappé d'une série de malheurs dont le moindre n'est pas l'entorse causée par une chute dans le grand escalier du château. Revenu à Moulinsart pour enlever le plâtre qu'il avait posé, le médecin du village, avant de partir, s'attarde près de sa voiture pour, de son propre aveu, y remettre un ordre bien nécessaire. C'est alors qu'un projectile inattendu (*) l'envoie les quatre fers en l'air, au beau milieu d'un médical bric-à-brac .
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(*) Bien malgré lui, Tournesol est embarqué sur la voiturette du capitaine, dévale les escaliers du château et percute le malheureux médecin.


A l'issue de cette revue de portraits médicaux, il faut constater que la plupart des médecins hergéens ont un com-portement professionnel correct mais ba-nal. Point de héros, point de candidats au Nobel. Quant à la dignité qui sied à un disci-ple d'Hippocrate, elle est souvent égratignée par Hergé, non seulement quand il présente un Triboulet obsolète mais aussi quand il assomme le médecin de Bergamotte ou quand, à Moulinsart, il fait choir celui de Haddock.
Iconoclaste Hergé qui, dans le questionnaire de Proust pu-blié 27/12/1972 par "La Mé-tropole", proclame son admiration pour les médecins mais s'applique à les tour-ner en dérision.
L'entrée en scène d'un psychiatre, dès le voyage de Tintin en Orient, va permettre de dépasser l'anecdo-te et d'en connaître davantage sur la vision hergéenne de la médecine et surtout de la psychiatrie. Mais avant le psychiatre, c'est le fou qui apparaît.

PHILEMON SICLONE, EGYPTOLOGUE

A l'aube de ses aventures orientales (Cigares), Tintin en route vers Port-Saïd rencontre sur l'Epoméo le Professeur Siclone, un personnage farfelu, aussi éclairé qu'illuminé. L'égyptologue a l'inébranlable conviction qu'un tombeau pharaonique encore inviolé subsiste sur le plateau de Gizeh à proximité du Caire. Après une fouille plus que brève, son fol espoir se mue cependant en réalité et la tombe de Kih-Oskh émerge des sables du désert.
Siclone sombre plus tard dans la folie. Certes, sa funeste dis-traction l'y prédis-posait et le voyage aussi long qu'i-nsolite qui l'a conduit d'Egypte en Inde a pu ache-ver de lui faire perdre la rai-son. Il est pourtant plus convainquant d'ima-giner qu'ayant éventé le secret du tombeau royal devenu repaire de brigands, l'inoffensif savant a été neutralisé par le radjaïdjah, le poison-qui-rend-fou.
Siclone traverse tous les degrés de l'égarement. Ayant reçu en héritage un grain de déraison, cultivé au fil des ans, il est victime de la drogue et se perd dans la folie la plus débridée. Comme si le malheur ne l'avait pas déjà assez accablé, il est encore hypnotisé par un fakir véreux.
Barbouiller des palmiers avec de la peinture, s'identifier à Ramsès II alors qu'on est égyptologue, voilà des entreprises banales pour un aliéné sorti de l'imagination populaire. Mais chanter l'opéra ? (*)
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(*) En 1982, Benoît Peeters demanda à Hergé s'il appréciait l'opéra. Avec la prudence d'usage, le dessinateur répondit par la négative (4). Pourtant, avant Tournesol, avant Haddock, ce fut une cantatrice célèbre, la Castafiore qui entra dans la famille en chantant l'air des Bijoux du Faust de Gounod. (Sceptre, p. 28)

Siclone fredonne d'abord le célébrissime "Sur la mer calmée" de Madame Butterfly et puis risquant de se casser la voix en passant du registre de soprano à ce-lui de baryton, entonne ce bel air aujourd'hui trop oublié, le "Non, mes yeux ne te verront plus" de Benvenuto Cellini.
Certes la folie ne peut être raisonnable. Caricaturale, celle de Siclone ne relève nullement d'une authentique séméiologie psychiatrique mais de l'imagination d'un auteur participant à la vision burlesque et fausse du monde de la maladie mentale. L'égyptologue est un personnage typique-ment dans la li-gnée hergé-enne des savants distraits, voire fous, tous cependant parés par Hergé du titre de professeur. Cette lignée culminera et en même temps s'achèvera avec Tour-nesol, son expression la plus accom-plie.

DEUX SAVANTS DISTRAITS

Fugitifs, deux autres savants hergéens sont cependant des figures signifiantes.
Le Professeur Euclide (*) sévit dans l'O-reille cassée. Invité par sa concierge à ne pas oublier son parapluie et ses lorgnons, il n'emporte ni l'un, ni les autres. Brandissant sa canne comme le pépin qu'il devrait avoir, il marche, in-différent à la pluie. Privé de ses verres, il a du mal à identi-fier un perroquet perché sur un réverbère et, entendant parler l'oiseau, croit avoir affaire à un être humain.
Myope et distrait, Euclide annonce Tournesol qui sera distrait et sourd ou, plus précisément, un peu dur d'o-reille. Des gaffes à la Euclide, il en commettra chaque jour.
Spécialiste des sceaux et monnaies, le Professeur Halambique lance l'action du Sceptre d'Ottokar. Le distingué sigillographe a laissé sur un banc public une serviette que Tintin lui ramène. Etourdi, Halambique est aussi négligeant, jetant régulièrement par terre ses mégots de cigarettes. Brève est sa carrière dans l'aventure syldave puisque ce n'est pas lui qui s'envole pour Prague avec Tintin mais bien son frère ju-meau qui s'est substitué à lui dans un but criminel.
Introduisant ainsi des jumeaux, Alfred et Nestor Halambique, Hergé montre un intérêt qui ne se démentira pas pour le thème de la gémellité. Né le 22 mai 1907, il était du signe des Gémeaux. On peut contester le rôle du signe zodiacal sur la des-tinée des hommes mais il n'est pas douteux que Georges Remi fut marqué par l'existence de ces jumeaux qu'étaient son père et son oncle, marqué peut-être par le caractère mystérieu-sement illé-gitime de leur naissance.
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(*) Innominé dans l'édition en couleurs, le professeur avait heureusement décliné sa géométrique identité dans l'édition noir et blanc de l'album.


PAR DELA LA DISTRACTION, L'AMNESIE ET LA CONFUSION

Si la distraction n'est qu'un défaut d'attention qui met en veilleuse la mémoire, l'amnésie en est la perte. Dans Objectif lune, le Professeur Tournesol est malencontreusement tombé d'un étage dans la fusée qui doit l'emporter sur notre satellite naturel. Il ne se souvient plus de rien. Cet épisode amnésique restera certes gravé dans le souvenir de tous les tintinophiles
Inspiré, Rotule indique qu'un choc émotif pourrait peut-être rendre au sa-vant ses facultés ô combien précieuses dans la perspec-tive de l'expédition lunaire. A plusieurs reprises mais en vain, le dévoué Capi-taine tente de terroriser son malade. Désabusé et finale-ment furieux, il qualifie Tournesol de zouave. C'est en lançant une première fois la même invective que Had-dock avait scandalisé le Professeur et été, bien involontaire-ment, à la base de son accident. Vécu par Tournesol comme une grave injure, ce mot "zouave" provoque de nouveau un choc, salutaire cette fois. In-terrogation hostile, dé-clic et retour de la mémoire !
Cette histoire est exemplaire. On doit aborder l'amnésie par des voies psy-chologiques, en s'efforçant de multiplier les associations dont le jeu ramènera à la conscience engourdie les souvenirs ou-bliés.
Avant Tournesol, un amnésique a déjà traversé le monde de Hergé. Au seuil du Sceptre d'Ottokar, un inconnu fixe un rendez-vous à Tintin et bientôt sonne à sa porte. Quand le reporter ouvre, c'est un homme inanimé qui s'é-croule à ses pieds. Seulement évanoui, il reprend connaissance mais il a perdu la mémoire. "Sans doute est ce là le résultat d'un coup sur la tête", commente Tintin.
Certes un choc vio-lent sur le crâne peut provo-quer une amnésie lacu-naire, limitée aux événements contemporains du traumatisme mais cela n'est heureusement pas si fréquent, contrairement à ce qu'af-firme hâtivement Tintin.
Hergé est en fait persuadé qu'un traumatisme crânien peut entraîner non seulement une amnésie mais encore une véritable folie. Dans l'Or noir, à bord du Speedol Star, un malfaiteur reçoit d'abord un violent coup de poing dans la figure et puis s'écrase lourdement au pied d'une échelle tandis que son crâne frappe durement le sol. Sortant de son étour-dissement, il paraît bien désorienté, tenant un discours logorrhéique. Tintin conclut qu'il a perdu la raison alors qu'on se trouve vraisemblablement en présence d'un état confusionnel appelé sans doute à régresser.
Haddock connaîtra, quant à lui, une amnésie aux vertus cathartiques. Dans les Picaros, une bouteille de whisky est lancée, qui l'atteint violemment à l'occiput. Complètement confus, le Capitaine se retrouve sur son navire, tient des propos incohérents mais révèle enfin son prénom, Archibald. Cette amnésie traumatique s'évanouira après une invraisemblable série d'autres chocs.

L'ASILE D'ALIENES DU RAWHAJPOUTALAH

Passé tout aussi spectaculairement que le Professeur Siclone des sables du désert arabique à la jungle indienne, Tintin qui conduisait deux aliénés à l'hôpital s'y trouve lui-même retenu, victime de la machination d'un fakir.
La case 44-II-2 des Cigares du Pharaon introduit le lecteur dans les jardins d'un asile exotique. Amu-sante, elle est sémiotiquement pauvre, la folie qui frappe les quatre aliénés représentés par Hergé étant celle que l'on trouve dans l'imagination populaire la plus simpliste.
A l'avant plan, le personnage le plus typé arbore une mine hautaine, rendue même inquiétante par des yeux as-sassins. Le bicorne en papier, la main qui se glisse sous le veston, l'écharpe qui ceint la taille, tout cela évoque irrésistiblement Napoléon. En ce nouvel empereur, nous recon-naissons un paranoïaque frappé d'un délire mégalomane. Le monarque chevauche une monture qui n'est pas du tout un cheval mais un autre pensionnaire de l'asile. L'acceptation sans ruade de la déchéance animale par cet aliéné indique une soumission que ne peut effacer le regard féroce lancé à un Milou effrayé.
Participant à la folie ambiante, un pot re-tourné sur la tête de l'énergumène laisse sortir une fleur bleue. A droite, en retrait, un fou-jardinier à la mine hilare arrose consciencieu-sement un chapeau melon. Que l'éner-gumène récupère son couvre-chef et le jardinier retrou-vera son pot. Echange sans doute possible entre deux personnages vraisemblablement débiles et inoffen-sifs.
A gauche enfin, le quatrième fou, absent de la version noir et blanc. Brandissant de la main droite un vaste para-pluie noir, ce personnage au costume balnéaire ré-tro tient dans l'autre main un miroir dans lequel il se mire et s'admire. Chez un schizophrène en quête de son image perdue, on eût trouvé un visage angoissé. Ici c'est le faciès éminemment satisfait, un tantinet vani-teux d'un Narcisse sur le retour.
Quelle psychiatrie est donc pratiquée dans cet asile lointain, à l'époque de la création des Cigares du Pharaon, dans les années trente ?

BONS et MAUVAIS PSYCHIATRES

Dirigeant l'asile indien, un psychiatre, chef des fous, selon Milou et ... Hergé. Ce médecin assume toutes les tares de la psychiatrie asilaire. Une espèce de lettre de cachet et un individu à la présentation et au dis-cours raisonnables se trouve isolé sans même un entretien préalable avec le psychiatre.
Pourtant celui-ci trouve grâce aux yeux d'Ajame : Le directeur de l'asile, à la corpulence, au port de tête et à la barbe jupitériens, restera prototypique de tous les médecins dessinés par Hergé, ... Ils représentent la puissance et l'indulgence. Même dans l'erreur, ils sont sécuri-sants. (2)
Tintin se joue de l'aliéniste en échappant bien vite à ses séides. Avec humour, Hergé parti-cipe ainsi à la dénonciation de la psychiatrie asi-laire, la-quelle, dans les fantasmes populaires, ceux d'Hergé aussi sans doute, est davantage préoc-cupée de l'ordre dans la cité que du traitement du fou, le vrai.
Les victimes du radjaïdjah, Siclone et les autres encore recouvre-ront la raison suite à l'abou-tissement des travaux du Professeur Fan Se-Yeng, célèbre par ses travaux sur la folie. Ayant découvert la composition du poison-qui-rend-fou, le savant a synthétisé l'antidote. Si l'aliéniste enferme non seulement les fous mais en-core ceux qui ne le sont pas, c'est là opinion cou-rante en-core, le psycho-pharmacologue se penche sur les causes biologiques de la folie et la guérit. Au pre-mier, Hergé a donné l'allure d'un Européen, maniant la matraque au lieu du verbe. Quant au second, c'est un Oriental raf-finé, doublé d'un savant éclairé, en contact étroit avec les milieux scientifiques internationaux.
Souvent les détracteurs de Hergé l'ont accusé de racisme. Ayant réalisé la ma-jeure partie de son oeuvre à l'époque coloniale, le dessinateur était simplement de son temps. Très tôt il eut cependant la lucidité de com-prendre et l'honnêteté de dénoncer les excès de cer-tains Occidentaux confondant la colonisation réaliste de l'époque et l'exploitation éhontée.
Souvent aussi on a magnifié l'action courageuse de Tintin protégeant un pauvre Chinois, tireur de pousse-pousse, de la vindicte d'un industriel anglo-saxon. Pourtant, il ne s'a-git que de la B.A. d'un boy-scout défen-dant le faible face au fort. Moins anecdotique, plus signifiant est le rôle éminent accordé à Fan Se-Yeng. En 1934, Hergé aurait pu envoyer le rad-jaïdjah à un grand laboratoire de Londres ou de Paris. C'est un savant chinois qui analyse le poison !

DIDI ou LE FOU DE SHANGHAI

Didi, autre victime du radjaïdjah, n'est plus un simple com-parse mais le propre fils de Wang Jen-Ghié, chef des Fils du Dragon, société secrète chinoise luttant contre le trafic d'opium. Quand Tintin débarque en Chine, Didi est chargé par son père de le protéger des entreprises criminelles des trafiquants mais son ac-tion sera énigmatique pour un protégé qu'il paraît agresser alors qu'il le sauve. Devenu fou à son tour, Didi oscillera entre une passi-vité confi-nant à la catatonie et une obsession meurtrière de la décolla-tion, en passant par des épi-sodes de folie furieuse. Soi-disant inspiré par le phi-losophe Lao-Tzeu, il veut à tout prix que Tintin trouve sa voie et, pour l'y aider, ne veut rien moins que lui couper la tête. Avec son yatagan, il sera près de décapiter non seulement Tintin mais aussi ses pa-rents.
Le personnage de Didi mérite qu'on s'y attarde. Pa-tronyme comparable, physionomie sommaire, c'est une sorte de double, devenu adulte, du héros, comme lui au service des faibles. Mais, au contraire de Tintin, Didi a une famille, une vraie famille dont les membres sont unis par les liens du sang. Tintin va se fondre affective-ment dans cette famille chinoise en partici-pant à sa douleur. Aux larmes de Madame Wang anéantie devant l'é-garement bruyant de son fils, répondent celles de Tin-tin qui pourtant ne pleure pas souvent. C'est en puîné volant au secours de son aîné pour apaiser la souffrance de parents éplorés que Tintin recher-che et retrouve le Professeur Fan Se-Yeng avec les heureux résultats que l'on sait.
Pour désigner le professeur, c'est Hergé lui-même qui, dans le cadre du Journal de Shanghaï emploiera le terme de savant aliéniste, conci-liant ainsi avec bonheur la pharmacologie et la clinique psychiatrique vingt ans avant la découverte des premiers authentiques médicaments psychotropes et notamment des premiers neuroleptiques. (*)
Evoquant les aventures de Jo et Zette, Hergé a confié plu-sieurs fois combien il se sentait peu à l'aise dans un cadre familial, limité pas ses émotions domes-tiques et ses contraintes. Dans le Lotus, Tintin s'im-merge pourtant dans une fa-mille. Pas pour longtemps car il va quitter défini-tivement la Chine au prix de nouvelles larmes et en y laissant une partie de lui-même, le jeune Tchang, désormais adopté par Monsieur Wang. Et Tchang, on sait qu'il ne l'ou-bliera jamais et que, bien plus tard, il le retrouvera. L'ultime page de l'album est d'une sensibilité exquise, chantant un hymne à l'amitié et à l'amour filial dont il n'est point d'aussi bel exemple dans l'oeuvre hergéenne. Le Tibet où, justement, Tintin retrouve Tchang est un autre et incomparable chant de pure amitié.
Le Lotus bleu marque un tournant majeur dans la saga. Les alliés, les amis, les frères de Tintin ne sont plus nécessairement des Européens, les-quels n'ont plus le monopole de l'intelligence, de la sensibilité, de l'honneur. Tintin, inspiré par un Hergé plus huma-niste, peut continuer de parcourir le monde, moins carré, plus nuancé, moins superman, plus convi-vial.
Il faut relever dans le Lotus l'hapax du phylactère. Dans la BD, la folie tout comme l'ivresse s'expriment souvent dans une spi-rale qui surmonte la tête du fou. Dans la case 18-III-3, on la retrouve et on découvre en outre un petit phylactère nuageux renfermant ... une araignée. Ne dit-on pas de ceux qui déraisonnent qu'ils ont une araignée dans le plafond ?
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(*) La chlorpromazine est née en 1952 et l'halopéridol en 1957.


LE SECRET DE HERGE et LE LOTUS BLEU

La naissance illégitime du père de Hergé a fait couler beaucoup d'encre. Le 1er octobre 1882 à Anderlecht, Marie Dewigne, jeune femme céli-bataire, donnait le jour à deux jumeaux, Alexis et Léon. Nés d'un père inconnu, les deux frères ne furent reconnus qu'en 1893 par Philippe Remi qui, ayant épousé leur mère, de-vint leur père selon la Loi, à défaut de l'être par le sang (5). D'Alexis, naquit Georges Remi, Hergé. Qui fut son grand-père? Un homme qui passait par là, dit un jour le dessinateur. Des hypothèses da-vantage propres à enflammer les imaginations furent avancées par certains comme Serge Tisseron. (6)
Dans ses ouvrages, celui-ci voit en l'énigmatique naissance des jumeaux un des fils conduc-teurs de l'épopée tintinienne. Sa vie entière, Hergé se serait préoccupé, à son insu peut-être, de sa-voir qui avait été son grand-père paternel et aurait projeté cette quête dans son oeuvre. Pour étayer sa thèse, Tis-seron emprun-te souvent des chemins tortueux qui dé-routent les non initiés aux construc-tions analy-tiques. Des voies davantage linéaires existent cependant. Comment ne pas reconnaître dans le Lotus l'émouvante et double recherche d'un père par Tintin, le sans famil-le, cet autre Hergé ?
On a souligné plus haut que Didi était en quelque sorte l'homologue oriental de Tintin. Certes Didi a un père mais envahi par la folie, il ne l'identifie plus guère comme tel. Grâce à l'action de Tintin, le malheu-reux retrouvera la raison et ainsi le fils reconnaîtra à nouveau son père. On sait par ail-leurs que Tchang devient, pour tou-jours, un véritable frère pour Tintin, un autre lui-même. Or Tchang a perdu ses parents. Au terme de l'a-venture, lui aussi retrouve un père puisqu'il est adopté par Wang, père de Didi dont il de-vient dès lors le frère. Ainsi par Didi et Tchang interposés, deux Tintin cherchent et trouvent un père.
Tout comme eux, Alexis et Léon Remi au-raient sans doute aimé retrouver, sinon un père pré-sent, au moins son identité. Hergé, leur fils et neveu, aurait-il poursuivi leur quête ? Avec succès ?
On a parfois estimé qu'Hergé était le petit-fils de Léopold II. Certains tiennent aujourd'hui pour acquis qu'Alexis, père d'Hergé, était le fils du Comte Erembault de Dudzeele chez qui, Marie Dewigne, sa mère, était en service à Chaumont-Gistoux. Or, Gaston, fils légitime du comte, avait épousé en secondes noces la veuve du prince héritier du Monténégro. Dans cette hypothèse (*), Hergé cousinait avec les familles royales de l'Europe balkanique.
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(*) L'hypothèse générale est celle de Pierre Assouline dans sa biographie d'Hergé (7). Quant à la parentèle royale, elle est rapportée par un avocat bruxellois, Philippe Markiewicz. Lire LE SOIR des 13 et 14/1/2001.


PHILIPPULUS, LE PROPHETE

L'Etoile mystérieuse ramène au devant de la scène deux savants, deux astronomes. Si le Professeur Calys traverse tout l'épisode, Philippulus n'y joue qu'un rôle éphémère mais son personnage intéresse davantage car, de nouveau, après Siclone, il s'agit d'un savant qui sombre dans la folie.
Le Professeur Calys se présente comme un individu qui déroute par un étrange faciès que n'explique nulle pathologie connue. Mais il paraît presque raison-nable et son expédition, à la recherche d'un aérolithe abîmé en mer, est celle d'un savant sérieux. Contrairement à bon nombre de confrères hergéens, il n'est même pas trop distrait. En annonçant la fin de notre bonne vieille terre, certes il se fourvoie mais c'est suite à une erreur dans des calculs ... astrono-miques et non à cause d'élucubrations de savant illuminé.
Philippulus, son confrère, apparaît dans un couloir de l'observatoire. Portant une tenue insolite, l'esprit aussi tordu que sa canne, il an-nonce à un Tintin interloqué l'imminence d'un châtiment. De-venu crieur des rues, se définissant comme prophète, il précise son oracle, la prochaine fin du monde. Cet oiseau de mauvaise augure resurgit encore, menaçant, dans un cauchemar de Tintin. Enfin il sème la panique sur l'Aurore toujours à quai, évoluant dangereusement dans les haubans du navire avec une habileté de trapé-ziste. A quoi servait donc son étrange canne, si ne n'est à signer sa folie ? Les gardiens qui finalement l'emmènent por-tent des blouses blanches qui les désignent comme des soi-gnants mais leurs cas-quettes les apparentent plus à des geôliers de pri-son.
Philippulus a participé à la création de l'ambiance incandescen-te qui a précédé la chute de l'aérolithe. Son discours prophétique est délirant et son action dangereuse parfaitement insen-sée. Il a perdu la raison. Elément de digression durant les prémices de l'expé-dition vers les mers polaires, il peut ensuite quitter la scène car les choses sérieuses vont enfin commencer.

LA FOLIE SELON HERGE

Interrogé sur la place de la folie dans son oeuvre, Hergé affirma qu'il avait introduit quelques fous dans l'uni-que dessein de faire rire. (8)
Pol Vandromme, son premier exégète lui emboîte le pas, en rangeant les déments parmi ses "hommes de gag" et en montrant, dans une analyse qui n'emporte pas une totale adhésion, dans quelles conditions le fou peu susciter l'hilarité. (9) Si le loufoque Siclone fait sourire, c'est bien moins que des Dupondt en verve. Quant à Philippulus, le plus cocasse des déments, selon Vandromme, tant sa personne que son comportement in-quiètent plus qu'ils ne dérident. Didi enfin et surtout est émouvant bien plus qu'amusant.
Echec ? Pour Hergé, la folie était un sujet trop sensi-ble pour qu'il puisse voir dans cet avatar de la condition humaine un banal sujet de plaisanterie. Les tintinophiles qui se sont penchés sur les interviews du maître savent que Hergé ne fut pas dans sa vie aussi serein qu'il le paraissait :
Je suis à la fois optimiste et angoissé. Optimiste, par raison; angoissé, par nature. Mon optimisme essaie de vaincre mon angoisse. (1)
A plusieurs reprises durant sa féconde carrière, un Hergé certainement saturé, peut-être déprimé, déserta Bruxelles, laissant Tintin orphelin et ses lecteurs sur leur faim. Durant ses absences qui durèrent parfois de longs mois, Hergé, à l'écart du monde, se refaisait une santé avant de redonner vie à ses héros de papier. Il y a certes un écart de nature entre la dépression et l'a-liénation mais celui qui a connu les affres dépres-sives, qui a été provisoirement privé de sa voli-tion et des ressources de son intelli-gence, manifeste souvent la peur, non fondée, de s'égarer dans un monde aliéné. Celui-là ne rira pas du fou.
Assez souvent présent dans la bande dessinée, savant ou chef d'état mégalo-mane, le fou dange-reux tient le rôle du mauvais. Ce fou, qui naturellement ne fait pas rire, est en-core plus inquiétant quand, à première vue, il ne se dis-tingue guère de Mon-sieur-tout-le-monde (*).
Il faut faire disparaître le fou dangereux. C'est là un moteur de l'action et c'est oeuvre nécessaire. La paix doit revenir dans la cité par l'écartement du fau-teur de trouble. Celui-ci se retrouve derrière des murs asilaires ou bien même il est physiquement éliminé. Tel est le sort du savant mégalomane du Manitoba, seul authentique fou dangereux de l'oeuvre hergéenne. Il périt noyé. Ainsi, l'ex-clusion so-ciale est-elle l'unique perspective pour le fou dangereux pour qui l'hôpital psychiatrique est plus un lieu de contention qu’un espace de soins.

Siclone, même s'il manie parfois un dangereux poignard, n'est qu'un doux dingue. Dérisoire comme les malades caricaturaux de l'asile du Rawhaj-poutalah, il peut faire rire car il est manifestement aliéné, essen-tiellement autre. Pas de contagion à craindre ! Philippulus est de la catégorie des semi-furieux. Annonciateur de catastrophes, il est prêt à répandre sur l'Aurore le feu de la dynamite. C'est un de ces fous qu'il faut exclure. Echappé de l'asile, il y retour-ne. Or, ancien assistant du Professeur Calys, Philippulus est un astronome de valeur qui possède une densité intel-lectuelle à laquelle ne pouvait prétendre Siclone, tout égyptologue qu'il fût. Un brillant intel-lectuel pour-rait sombrer dans la folie ? Inquiétante perspec-tive pour les gens sains !
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(*) Un tel personnage existe idéalement chez Jacobs, c'est le Docteur Septimus, exemple satisfaisant d'un para-noïaque de gé-nie. Il faudra la sagacité du Pro-fesseur Mortimer, lors de l'épilogue de la Marque jaune, pour que la fo-lie du psychiatre londonien lui saute enfin aux yeux.


Didi, quant à lui, est issu d'une famille qui cul-tive les valeurs de courage et d'honneur. Proche de Tintin, son double euro-péen, il porte une telle charge émotion-nelle que sa chute dans la folie déroute, voire peine. Ainsi, on peut être un bon fils, dévoué à une noble cause et perdre la raison ?
Acteur exemplaire de cet admi-rable Lotus, Didi est assurément fou, d'une dangerosité à l'aune de son yatagan mais il reste cependant au sein d'une famille ai-mante qui ne paraît pas envisager un instant son placement. Voilà un fou qui n'est voué ni à l'élimination, ni même à l'enfermement mais à la guérison. Didi qui n'avait jamais quitté sa famille y reprendra sa vraie place, raison et affectivité retrouvées. Voilà ce que tente aujourd'hui de réussir la psychiatrie moderne même si en cette fin de siècle, l'ambi-guïté prévaut tou-jours dans l'appréhen-sion de la folie. De moins en moins souvent abrité pour longtemps derrière des murs asilaires, le fou sus-cite au mieux l’indiffé-rence, parfois l’hostilité, au-près de l'-homme réputé normal qui refuse de voir dans le ma-lade mental un autre et dé-rangeant lui-même. Certains cependant, asso-ciant acceptation de la folie et méconnaissance de sa réa-lité clinique, généro-sité et utopie, assimilent toujours le psychiatre moderne, sur-tout s'il est hospitalier, au directeur de l'asile indien, plus geôlier que médecin. Ils vou-draient confier le fou à un fantasma-tique Fan se-Yeng, demeuré pharmacologue mais de-venu psychothéra-peute, capable d'exorciser, hors les murs, un mal qui serait généré par un système médico-poli-tique marqué enco-re par la collusion infâme entre pouvoir et psychia-trie.
Introduit pour faire rire, le fou hergéen joue son rôle, plutôt mal, s'il est dérisoire, nettement éloigné de nous. Il échoue et inquiète quand sa folie lui laisse assez d'huma-nité que pour rester proche de nous. Présent dans la cité, il ne peut être sujet de gag. Géographiquement et émotivement lointain dans son asile, le fou peut engendrer le rire.

LE DOCTEUR MULLER, PSYCHIATRE ET GANGSTER

Au Panthéon des méchants, le Docteur Müller occupe une place de choix, la deuxième sans doute après celle de Rasta-popoulos. Hergé aurait pu le le recruter dans une quelconque et douteuse corporation. Il a élu un psychiatre ! Dans un entretien accordé à Numa Sadoul, Hergé lui-même compare ainsi les deux personnages : Müller est un Rastapopoulos qui paierait da-vantage de sa personne. Il est énergique alors que l'autre est mou, adipeux. (1)
Müller, acteur majeur de l'Ile noire, revient au devant de la scène dans l'Or noir ainsi que dans Coke en stock. Si dans l'aventure britannique, il tente encore de masquer ses acti-vités criminelles derrière le para-vent d'une honorable pratique médicale, il met bas le masque une fois loin des Iles britanniques, se com-portant comme un authentique gangster, toujours courageux ce-pendant.
Müller dirige un asile où, de son propre aveu, ceux qui entrent ne sont pas toujours fous mais le deviennent après huit jours d'un traitement spécial. Le Sussex est loin du Rawhajpoutalah et pourtant Hergé y tolère de bien curieux centres psychiatriques ! Il nous est interdit de visiter l'hôpital de Müller mais sa pratique peut être appréhendée au travers de son cabinet de consultation.
A l'évidence, le psychiatre n'est guère acquis aux théories freu-diennes (*). A la place d'un divan accueil-lant, une table d'examen aussi métallique qu' incon-fortable garnit le bureau dépouillé du médecin. Sur une armoire contenant fioles et instru-ments, un grand flacon de chloroforme.

Dans la version remaniée de l'Ile noire, le ca-binet de Müller s'est enrichi d'un électroencéphalographe et d'une installation radiologique qui lui don-nent une note scientifique. Le chloroforme est tou-jours présent. Pour endormir qui ? S'il fallait seulement faire flamber la villa du médecin, l'alcool ou l'éther eussent d'autant mieux fait l'af-faire que le chloroforme est difficilement inflammable.


QUAND HERGE USE ET ABUSE DU CHLOROFORME

Dans les Cigares et le Lotus, la drogue sous-tend l'action. Egalement dans le Crabe car l'honnête crustacé est absent des cales du Karaboudjan, remplacé par de l'opium. Dans trois aventures de Tintin donc.

Il ne faut pas s'étonner quand on sait l'intérêt qu' Hergé portait aux phénomènes de son temps, lesquels ont souvent constitué la trame de ses albums mais il faut noter l' attention particulière portée aux substances capables de dissoudre la conscience. Ainsi le chloroforme est-il anormalement présent du début à la fin des aven-tures de Tintin.

Alors que Tintin a enfin quitté le Pays des Soviets, il se heurte en Allemagne à un agent du Guépéou, futur KGB, lequel chloroforme Milou et tente de faire su-bir le même sort peu enviable à son maître.

Dans le Lotus, les trafiquants d'opium ont réussi à persuader Tintin de retourner aux Indes. Pour qu'il demeure en Chine, les Fils du Dragon n'hésitent pas à le chloroformer, et Milou avec lui, à bord du Ranchi et le ramenent inconscient à Shanghaï. Plus tard, Monsieur Wang et les siens sont enlevés par les hommes de Mitsuhirato et amenés au Lotus bleu. Quant au domes-tique des Wang, il a été chloroformé par les bandits, peu soucieux de s'embarrasser de lui.


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(*) La publication des premières planches de l'Ile noire date de 1937. Quant à Freud, il est disparu en 1939.

Au vieux marché (Licorne), Tintin met la main sur la maquette d'un vaisseau ancien. Ayant fait la même trouvaille, un collectionneur est chloro-formé par un des frères Loiseau qui dérobe le par-chemin dissimulé dans le mat du bateau. Plus tard, Tintin est chloro-formé à son tour, enlevé et retenu dans la crypte du château de Mou-linsart.

Dans l'Affaire Tournesol, le Professeur quitte le château pour se rendre à la gare. Chargé par la camionnette de la boucherie Sanzot, il échappe in extremis à un enlè-vement. Au bord du chemin, des individus dissimulés dans une voiture attendaient son passage, prépa-rant un flacon. De chloroforme ?

Le dangereux anesthésique poursuit sa carrière hergéenne jusque dans la dernière aventure de Tintin. Les Picaros administrent un chloroforme devenu bien obso-lète aux gardes de Tapioca, l'éternel rival d'Alcazar.

En réalité, dangereux pour le coeur et toxique pour le foie, présentant une trop faible marge de sécurité, le chloroforme a terminé sa carrière chirurgicale depuis bien longtemps, avantageusement remplacé dès les années quarante par des anesthésiques plus sûrs.

Or Tintin a été chloroformé trois fois et autrement endormi quelques fois encore ! Hergé aurait dû ménager davantage son fils spirituel d'autant plus qu'il connaissait le risque qu'il lui faisait courir puisque dans la bouche d'un des ravisseurs de Tintin sur le Ranchi, on trouve cette phrase :
Tu n'as pas mis trop de chloro-forme, au moins ?


LE DOCTEUR KROLLSPELL, PSYCHIATRE CORROMPU

Dans les Cigares du Pharaon, Hergé présente le directeur d'un asile lointain. Ce médecin carcéral certes est à l'i-mage des aliénistes de son temps. Dans le Lo-tus bleu apparaît la figure emblématique du Professeur Fan Se-Yeng. Avec lui la méde-cine mentale fait un ma-gistral progrès. Le fou n'entre plus à l'hôpital et, qui plus est, il guérit.

En-suite et pour longtemps, le psychiatre est absent du monde de Tintin. Il en est certes encore un dans l'Ile noire, Müller qui va survivre longtemps mais en se comportant en bandit, non en médecin.

Dans Vol 714, la pénultième aventure, on as-siste au retour ultime et calamiteux d'un représen-tant de la profession, le Docteur Krollspell qui, avant d'être séduit par les arguments finan-ciers de ce forban de Rastapopou-los, avait dirigé un hôpital psy-chiatrique à New-Delhi. Et auparavant ?
Le Dr Krollspell a probablement "travaillé" dans un camp nazi. (1)

Ayant élaboré un sé-rum de vé-rité réputé infaillible, Krollspell était de-venu utile à l'ex-mar-quis di Gorgonzola qui comptait sur lui pour amener le richissime Carreidas à divul-guer un précieux numéro ban-caire. Prétendant violer la conscience humaine, contraindre un individu à livrer ce qu'il souhaiterait taire, un tel médecin pervers et corrompu devrait effrayer. Heureusement, à au-cun mo-ment, on ne peut prendre au sérieux cette caricature de psychiatre, ce médecin dou-teux qui devrait être inquiétant et qui n'est que déri-soire. Tout, dans le personnage de Krollspell, est ridicule, à com-mencer par son patronyme pseudo-teuton qu'on peut traduire par "épingle à cheveux". Son accoutrement est burlesque et sa science approximative puisque sa drogue perverse échouera lamentable-ment, provoquant toutefois la confession de ces fri-pouilles que sont Rastapo-poulos et Carreidas, tous deux étalant leurs sombres antécédents et rivalisant dans l'odieux. Que de noirceur dans l'âme humaine et parfois chez ceux qui préten-dent l'explorer !

Plusieurs auteurs ont décrit l'écroulement du monde de Hergé après les Bijoux. Les méchants sont devenus gro-tesques. Evoquant ceux qui sévissent dans Vol 714, Hergé lui-même (1) dira plus tard :
Rastapopoulos et Allan n'étaient que de pauvres types ... Les mé-chants ont été démystifiés. En définitive, ils sont surtout ridi-cules, pi-toyables ... D'ailleurs, ainsi déboulonnés, mes affreux me parais-sent un peu plus sympathiques. Ce sont des forbans mais de pauvres forbans.

Il en est ainsi de Krollspell. Ayant compris qu'après avoir été utilisé, il devait disparaître, il se range sans gloire du côté des plus forts. Avec lui, l'image du psychiatre et de son art ne sort pas gran-die.


L'EVOLUTION PSYCHIATRIQUE VUE PAR HERGE

Le directeur de l'asile du Rawhajpoutalah avait au moins les certitudes de son époque et s'il avait "accueilli" Tintin de manière bien abrupte, c'était certes influencé par le rapport d'un confrère, en réalité un faux. Fan Se-Yeng annonçait, avec la recherche pharmacologique, une ap-proche nouvelle et enfin médicale de la maladie mentale et, dès lors, une conception neuve de l'asile d'aliénés qui allait se transformer en hôpital psychiatrique. Si Müller était psychiatre, Hergé en fit un gangster mais qui avait parfois du génie dans l'exercice du mal. Enfin, Krollspell ! Ce dernier psychiatre et en même temps l' ultime médecin de la saga tin-tinienne n'est qu'un pleutre sans envergure, méritant amplement le vo-cable de médicastre dont l'affuble Rastapopoulos.

Certes, il ne contribue pas à redresser le monde hergéen qui s'écroule. Pourtant, après la seconde guerre mondiale surtout, la psychiatrie a sensiblement pro-gressé, devenant discipline médicale à part entière, constante étant la double évolution pharmacologique et psychologique.

Hergé ne méconnaissait pas cette évolution. Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer certain dialogue d'abord dans l'édition princeps des Cigares et ensuite, vingt ans plus tard, dans la version en couleurs du même album. Au début des années trente, Tintin qui a retrouvé Siclone devenu fou interroge le Docteur Lawson, obtenant cette réponse navrante :
Le malheureux a complètement perdu la raison. Il restera fou toute sa vie !
En 1955, entre Tintin et le médecin, le dialogue devient le suivant :
Pensez-vous que ce pauvre homme puisse un jour recouvrer la raison ? C'est possible. Il faut en tout cas qu'il soit conduit immédiatement dans un asile.

Il est vrai que la médecine mentale fut longtemps fort désarmée devant la psychose, le pauvre fou étant souvent voué à un enfermement de toute une vie. Les années cinquante allaient connaître l'effloraison de psychotropes actifs et désalié-nants. Cela, Hergé l'avait déjà pressenti dans le Lotus bleu. Plus tard, il l'a souvent rapporté, il s'est intéressé aux théories analytiques, à la doctrine de Jung en particulier et lorsqu'il traversa la crise de conscience que l'on sait, c'est à un analyste zurichois qu'il confia son désarroi. Pourquoi alors cette chute de l'image psychiatrique ? Faut-il y voir l'expression d'un autre secret d'un Hergé déçu de la psychiatrie ?

Plus qu'Ajame, Apostolidès est sans doute près de la vérité en écrivant que Hergé a traité les médecins comme Molière avant lui. Vraiment de manière cruelle ? Non, mais à tout le moins avec une certaine dérision.

L'opposition n'est pas morte entre ces deux types de psychiatres que sont le directeur de l'asile dans les Cigares et le Professeur Fan se-Yeng dans le Lotus, entre la psychiatrie asilaire réputée répressive et la recherche pharmacologique. Cette oppo-sition est exemplaire d'une situation qui aujourd'hui n'a pas encore dis-paru même si la psychiatrie mo-derne s'éloigne irrésistiblement du domaine de l'empirisme pour accéder au rang de discipline scientifique à part entière. Qu'elle demeure humaine, voilà ce qu'il faut espérer !


LES DEFIS A L'ESPRIT CARTESIEN

On devine l'intérêt témoigné par Hergé pour les phéno-mènes paranormaux en observant leurs régulières manifestations tout au long de l'oeuvre. Radiesthésie, hypnose, léthargie, lévitation, télépathie, envoûtement y sont présents.

Ainsi, le Professeur Tournesol, dès son entrée dans la famille, use d'un pendule qui l'oriente non seulement vers un ouest mythique mais encore vers des réalités plus pal-pables. Si ses amis l'avaient plus tôt écouté, plus ra-pidement ils auraient découvert, caché non pas au bout du monde mais dans la crypte du château de Moulinsart, le fameux Trésor de Rackham le Rouge.

Poli-ciers avisés, les Dupondt ne dé-daignent pas non plus le recours au pendule, no-tamment pour rechercher Tintin disparu au Pérou. En vain. Les gaffeurs n'ont pas l'habileté du Professeur !

Déjà dans la jungle indienne des Cigares du Pharaon, un fa-kir véreux utilise son pouvoir hypnotique pour déterminer le doux Si-clone à poignarder Tintin. Son coup raté, il échappe cependant au reporter en l'hypnotisant à son tour.

L'hypnose remonte à l'antiquité. Chez nous elle resurgit à la fin du 18ème siècle et pose les jalons de la psychologie clinique moderne. Controversée, elle reste peu pratiquée en Europe par les psychiatres d'aujourd'hui, ayant plus de succès aux Etats-Unis. Hergé, quant à lui, ne paraît pas douter de son efficacité.

La scène du music-hall dans les 7 boules de cristal illustre les pouvoirs d'un autre fakir, honorable celui-là. Quelques passes et voilà Madame Yamilah, sa parte-naire, plongée dans un état hypnotique et investie d'un don de voyance qui va sidérer son public. Amenée à se concentrer sur la personne de Madame Clairmont, elle déclenche l'inci-dent que l'on sait. L'action va commencer.

Tour à tour, les sept explorateurs qui faisaient partie de l'expédition Sanders au Pérou sont mystérieu-sement plongés dans un sommeil léthargique. Chaque fois, une boule de cristal a explosé près de la vic-time, libérant un liquide tiré de la coca, dont les effluves ont profondément endormi chacun des savants.

Pendant que le monde scientifique s'interroge, c'est à des milliers de kilomètres de là (Temple), dans un sanctuaire inca qu'un grand-prêtre tire les fi-celles du drame. Les ex-plorateurs représentés chacun par une statuette de cire sont tortu-rés à intervalles réguliers. Au même moment, en Europe, les savants émergent du sommeil pour entrer dans des transes douloureuses.

Cette pratique magique a une réalité bien hypothétique mais Hergé donne en tout cas , au travers de cette histoire, l'exacte défi-nition de ce qu'on appelle l'envoûtement. Il s'agit bien de faire subir à une figu-rine de cire, ou à tout autre support symbolisant une per-sonne, des atteintes dont elle souffrira à son tour.

Séduit par de tels phénomènes qui défient tout esprit cartésien, Hergé ne les évoque pas sans s'appuyer sur une documentation sérieuse. Ainsi, parlant à Numa Sadoul (1) du phénomène de lévitation présenté dans le Tibet, il cite des auteurs qui en auraient été les témoins crédibles.

L'intérêt de Hergé pour les manifestations mystérieuses ne flé-chira pas s'exprimant encore dans Vol 714, alors que l'oeuvre arrive à son terme.
Poursuivi par ses adversaires, Tintin est providentiellement guidé par des voix intérieures, émises par un curieux person-nage aux allures de Jacques Ber-gier. Familier comme lui des ex-tra-terrestres, Ezdanitoff pratique la télépathie mais aussi l'hypnose tant pour aider ses amis que pour neutraliser les gêneurs.

Nos héros perdront tout souvenir de leurs aventures dans l'île indonésienne suite à une nouvelle intervention hypnotique. Les extra-terrestres et leurs OVNI doivent garder leurs secrets.

Un autre mystère n'est-il pas resté inviolé bien plus tôt, sur la lune ? Sur le sol de notre satellite, les Dupondt en goguette avaient décou-vert des traces de pas. Les leurs ? Pas plus que les explications confuses des poli-ciers, le commen-taire sibyllin de Hergé sur cet épisode (22) n'ap-porte de réponse décisive.

Intéressé par le mystère, Hergé nous lance sur des pistes dont lui-même n'ose affirmer l'aboutissement.


OUVERTURE VERS LE MONDE ALCOOLIQUE

Attentif aux faits de société de son temps, Hergé ne pou-vait ignorer l'éthylisme, phénomène universel. L'alcool est effectivement présent dans presque toutes les aven-tures de Tintin. Seuls le Congo, les Cigares et le Lotus sont des albums non alcoolisés mais les deux derniers baignent dans la drogue. Certes le Sceptre d'Ottokar est aussi un album sans alcool mais Hergé y fait toutefois un clin d'oeil en baptisant du nom de Wizskizsek un des officiers félons du Roi.

L'ivresse, cette manière réversible de goûter la folie, est présente dans l'oeuvre. Peu ou prou, elle affecte les deux frères de Tintin. Dans l'uni-vers primitif, le frère animal, c'est Milou et on sait son penchant affirmé pour le whisky. Dans la famille constituée, le frère humain, c'est Haddock.


L'IVRESSE D'UN HEROS VERTUEUX

Tintin est trop sage que pour s'adon-ner à l'alcool. Dans les grandes occasions, il accepte une coupe de champagne. Ainsi, quand on fête le prochain départ de la fusée lunaire c'est le bouchon d'une bouteille de Broché-Hervieux qui saute … dans la gorge du Capitaine (Objectif, p. 55). Parangon de vertu, Tintin connaîtra pourtant l'ivresse à trois re-prises.

Au terme de son voyage soviétique, Tintin pose son appareil sur l'aérodrome berlinois de Tempel-hof où at-tend une foule en délire. Confusion. Il est accueilli comme l'auteur d'un raid entre les pôles, avec es-cale dans la capitale alleman-de. Fêté au champagne, il sombre, ainsi que Milou, dans les vapeurs de l'al-cool.

Dans l'affaire du fétiche, Tintin est retenu au San Théodoros où deux factions militaires se disputent le pouvoir. Convaincu d'apparte-nir à l'une d'elle, le héros va être passé par les armes.

Sursis. Le chef du peloton d'exécution propose l'apéritif à Tintin qui, es-pérant oublier le sort qui l'at-tend, lampe moult verres d'aguardiente (*). Sauvé par les partisans d'Alcazar, Tintin est présenté au Général et en-tame dans un état d'ivresse avancée une brève carrière mili-taire.

Dans le Crabe, Tintin, Milou et un Haddock en-tré dans la famille sont arrivés sur la côte maro-caine. Ils se trouvent bientôt en fâcheuse posture dans un ré-seau de caves. Acculés par leurs poursui-vants, ils essuient des coups de feu qui, heu-reusement, les épargnent mais per-cent d'énormes bar-riques de vin. Le liquide coule à flots et ses effluves plongent le trio dans l'i-vresse. Tintin se met alors à chanter, entonnant le fameux air de la Dame blanche de Boieldieu.


ALCOOL ET NAISSANCE D'UNE AMITIE

Tout comme la langue d'Esope, l'alcool est la meilleure et la pire des choses, à la fois un merveilleux instru-ment de convivialité et en même temps la première des drogues par l'importance de sa consommation et l'éten-due des ravages qu'il cause. Introduire un alcoolique dans la saga tinti-nienne tenait dès lors de la gageure. Un poivrot qui passe furtive-ment peut faire rire mais comment deve-nir un héros quand, au royaume de Bac-chus, on va vers la déchéance absolue ?
Avant la guerre, il était de bon ton qu'un auteur de publications pour la jeunes-se montre dans ses œuvres des personnages exemplaires et il n'était pas évident que soit présenté, rangé parmi les bons, un alcoolique de la taille de Haddock.

Le Crabe mérite une particulière attention. D'abord, il est une nouvelle rencontre avec la drogue. Les boîtes qui remplissent les cales du Karaboudjan ne contiennent pas du crabe mais de l'opium. En 1941 et pour la seconde fois, la drogue est le sujet de l'aventure, sujet devien-dra bientôt brûlant d'actualité.

L'aventure est ensuite la rencontre avec l'alcool. Il ne s'agit plus des aimables excès commis par Milou et Tintin lui-même, certes à son corps défendant, mais de l'éthylisme pathologique dans lequel a sombré Haddock.

Quand celui-ci fait son entrée insolite, il n'est plus le solide alcoolique dont l'endurance impressionne, ni le buveur occa-sionnel qui amuse. Capitaine en titre du Karaboudjan, il n'est plus qu'une épave sur son navire, perpétuellement im-bibé, promu à la dé-chéance, à la démence. Heureusement, il va suivre Tintin et marcher avec lui vers la rédemption. Le sauvetage ne sera pas aisé. Que l'on se souvienne du feu dément allumé par un Haddock saoul sur le canot qui s'éloigne du Karaboudjan. Que l'on se souvienne encore de l'ivrogne assom-mant un Tintin aux commandes de l'hydravion qui vole vers l'Espagne.

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(*) Au début de l'aventure péruvienne, un autre alcool sus-américain, le pisco, sera proposé à Tintin par le chef de la police de Callao.

L'appareil désemparé va néan-moins réussir à atterrir, certes en cassant du bois, dans les sables du Sahara. C'est la pénible, presque fatale, traversée du désert, du pays de la soif, qui va permettre au Capitaine d'exorcicer ses démons et de renoncer à son alcoolisme, en ce qu'il avait de monstrueux. Certes il y aura encore dans le Crabe quelques excès éthyliques, dans le désert avec les soldats du Lieute-nant Delcourt et dans le port marocain de Bagghar où le Capitaine se fait embarquer par les forces de l'ordre. Mais l'alcoolisme démesuré de Haddock a définitivement vécu, rem-placé par une aimable appétence pour le whisky, qui le caractérisera jusqu'au bout. Dorénavant le Capitaine va vivre seul, ou presque, les avatars de l'éthylisme, nous donner aussi le spectacle de ses fabu-leuses mimiques qui contrastent avec la sobriété du visage de Tintin.

Avec le Capitaine Haddock, est né non seulement le plus démonstratif mais encore le plus chaleureux, le meilleur ami de Tintin, son plus fidèle compa-gnon. Il sera désormais de toutes les aventures, parfois aussi présent que le héros lui-même (*), souvent plus attachant car moins parfait, plus proche.


LE SHERIF A LA BARBE BLANCHE

Bien avant Haddock, un alcoolique majeur a fugitivement traversé l'œuvre.

Dans une petite ville du Far-West, convaincu d'être l'auteur du pillage d'une banque et du meurtre de son gérant, Tintin va être lynché par une foule vindicative. Pendant ce temps, indifférent au drame qui se noue, le shérif local vide placidement une bouteille d'alcool. Stupeur ! La radio annonce l'arresta-tion d'un bandit qui a avoué être l'auteur du braquage. Celui qu'on va exécuter est innocent et il faut empêcher sa pendaison ! Las, avant de passer à l'action, le sherif aspire à boire encore un petit verre, le dernier.
Souvent on reverra plus tard un flacon ainsi se vider et le temps passer !

De plus en plus saoul, le policier velléitaire sombre dans un sommeil abruti et s'écroule au pied d'un panneau condamnant l'ivresse, aban-donnant Tintin à son destin. Si pourtant le héros échappe à une bien triste fin, ce ne sera certes pas grâce à ce piteux précurseur du Capitaine.
Jamais le Haddock nouveau ne faillira ainsi à son devoir !

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(*) Dans l'Or noir, Haddock n'a qu'un rôle tardif et fugitif, ce qui s'explique par la genèse très particulière de cet album dont les premières planches parurent en noir et blanc en 1939 … sans Haddock. La version actuelle ne sortit sous sa forme actuelle qu'en 1950. Entre les deux dates, la guerre !


ALCOOLOGIE ou LES EXCES ETHYLIQUES DE MILOU

Tintin ayant dorénavant un confident humain en la personne du Capitaine, le rôle de Milou va se réduire et devenir presque muet. Parlant moins, Milou restera lui-même, primesautier, frondeur et il continuera d'apprécier le whisky presqu'autant qu'Haddock. Souvent, c'est après un bref conflit avec son animale conscience que le brave chien cède à son péché mignon, se ravalant ainsi au rang de l'homme, ainsi que le notent, avec une ironique connaissance des travers humains, Milou et son maître à penser, Hergé.

Les excès éthyliques de Milou mènent souvent à des gags fort plaisants, le plus réussi étant peut-être celui de l'Ile noire (pp. 34-35) :
Profitant d'une fuite providentielle dans un réservoir de whisky, Milou s'étend sur le dos et, la gueule ouverte, distille béatement l'alcool. Soli-dement imbibé, il fait le clown avant de s'écraser sur le sol. Quelque peu dégrisé, il voit cependant son maître en double et, si un flair intact le met bien sur la piste des bandits recherchés par Tintin, il abandonne lamentablement la partie en s'attardant fâcheusement auprès d'un tonneau de whisky.

Tout comme il présente quelques fous dans le but avoué de faire rire, avec le succès mitigé que l'on sait, Hergé saoule Milou pour amuser et … atteint son objectif. C'est que le monde de l'alcoolique ne nous est pas étranger. Certes Hergé veut nous amuser mais, volontairement ou non, il nous donne de surcroît une petite mais pertinente leçon d'alcoologie.

L'alcoolique qui recherche souvent la boisson avec persévération, ne fait parfois que céder à la tentation des événements (Ile, p. 23) voire à une véritable invite à boire (Licorne p. 23). Si l'alcool est trop souvent vainqueur, ce n'est pas toujours sans combattre que l'ivrogne s'abandonne à son intempérance (Tibet, p. 19). Une fois ennivré, il se croit apte à réaliser des performances dont il est bien incapable. Son inconscience peut le conduire à des situations risibles (Ile p. 35) mais aussi à des drames (Tibet p. 19). S'il poursuit un but honorable, le buveur s'en laisse souvent détourner par son besoin d'alcool (Ile p. 35).

Hergé caractérise ses fous par une spirale qui surmonte leur tête. C'est la même qui domine le crâne de Milou quand son esprit chavire dans les effluves de l'alcool. Ivresse, réversible folie !


L'EPILOGUE ALCOOLISE DES PICAROS

Dans l'ultime aventure, Haddock réaffirme son définitif attrait pour le whisky en pre-nant du Loch Lomond, sa marque de prédilection. Stupeur, il le crache ! C'est pourtant du vrai, du bon whisky, ainsi que l'atteste Tintin après l'avoir goûté. Milou, qui lape l'alcool répandu sur le sol, est bien du même avis.

A son tour, Nestor tente un essai et conclut ainsi : Le Loch Lomond est délicieux, comme d'habitude.
Comme d'habitude ? Le stylé buttler ne serait donc pas irréprochable ? On découvre tardivement son intérêt pour l'alcool et on le surprend par ailleurs à écouter aux portes. Encore un mythe qui s'écroule.

Installé au San Théodoros avec Tintin et Tournesol dans le but de tirer la Castafiore d'une fâcheuse posture, le Capitaine connaît la même mésaventure. Que lui arrive-t-il ? Caché derrière son journal, Tournesol l'observe atten-tivement et, sur le visage du savant, on lit l'intérêt, un moment de doute ensuite et enfin une satisfaction amusée. Il détient certainement la clé du mystère.

Le Professeur a élaboré une drogue qui donne un bien mauvais goût à toute boisson alcoolisée. (*) et il lui fallait un cobaye pour expérimenter son produit. Haddock assume ce rôle ingrat à son insu. Le consentement éclairé, cher à la déontologie médicale est ici parfaitement ignoré.

Deux fois, la drogue de Tournesol sera collectivement administrée. (10)

Le Général Tapioca faisant réguliè-rement parachuter des bouteilles d'alcool sur leur ter-ritoire, les Arumbayas ont sombré dans l'ivrognerie. Des ivrognes, voilà ce que des civilisés ont fait de ces sauvages, dira un Tournesol révolté qui con-traindra les Indiens à l'abstinence en introduisant ses pilules dans leur soupe.

Mercenaires à la solde d'Alcazar, les Picaros sont éga-lement abrutis par l'alcool et ce n'est pas avec le concours d'ivrognes que le Général peut espérer recon-quérir le pouvoir. Redevenus sobres grâce aux fameuses pi-lules, ils réussiront à renverser Tapioca.

Ainsi, un dictateur succédera à un autre dictateur. Sombre épilogue de l'oeuvre hergéenne et utilisation contestable d'une substance médicamenteuse !

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(*) En clinique psychiatrique, dans des situations précises et limitées, le buveur désireux de s'amender reçoit du Disulfiram, son accord étant évidemment requis. S'il absorbe néanmoins de l'alcool, il connaîtra des manifestations sub-jectives et objectives fort désagréables. Qu'il poursuive ultérieusement la prise du médicament et il saura qu'il ne peut plus boire impunément.


SURVOL DE LA MONOGRAPHIE

Hergé présente une douzaine de médecins qui certes ne sont pas des foudres de guerre et se paie gentiment la tête de quelques-uns d'entre eux. On pense à l'archaïque Triboulet, au médecin de Bergamotte, envoyé au paradis des boxeurs et à son confrère de Moulinsart qui subit un sort anaolgue.

Plus qu'Ajame, Apostolidès est sans doute près de la vérité en écrivant que Hergé a traité les médecins comme Molière avant lui, à tout le moins avec une certaine dérision.

Hergé met également en scène quelques savants qui pré-figurent Tournesol. Ils sont distraits, dérisoires, parfois risibles. Siclone, le premier et Philippulus, le dernier sont fous. Ainsi les savants her-géens suscitent-ils tant d'ironie que les médecins. Si Tournesol transcende rapidement le rôle également déri-soire auquel il semblait promu pour atteindre à une dimension particulière, intel-lectuelle et surtout affective, il n'en garde pas moins, tout au long de l'oeuvre, un grand po-tentiel comique.

Hergé traite de la distraction, de l'amnésie, de la folie, de l'hypnose également ainsi que d'autres phéno-mènes paranormaux pour lesquels il manifeste un intérêt certain, concrétisé par le recours à une documentation sérieuse.

La drogue est présente dans l'oeuvre, essen-tiellement dans l'aventure orien-tale. Ainsi Hergé manifeste sa préoccupation vis à vis des fléaux de son temps. Dès lors, il ne pouvait oublier l'alcool puisque cette boisson qui est consommée de-puis des temps immémoriaux demeure bien la première de toutes les drogues.

Dans son oeuvre, Hergé a présenté quelques fous pour dérider son public et il a manqué son but. Ainsi, Didi, le plus remarquable des fous hergéens ne déclenche nulle hilarité. La présentation d'aliénés, de leur égarement est cepen-dant d'un grand intérêt sociologi-que, la place du fou dans le monde étant, d'une manière per-sonnelle mais correcte, voire vision-naire, pressen-tie par Hergé.

L'opposition entre deux psychiatres, le directeur de l'asile dans les Cigares et le Professeur Fan se-Yeng dans le Lotus, entre la psychiatrie asilaire répressive et la recherche pharmacologique, cette oppo-sition est exemplaire d'une situa-tion qui aujourd'hui n'a pas encore dis-paru même si la psychiatrie mo-derne a rejoint le rang des disciplines scientifiques.